photo: Bogdan Iordache/ Cultura la dubă
Il y a 20 ans, le grand chef d’orchestre allemand Kurt Masur, à l’époque directeur musical de l’Orchestre National de France, proposa le rôle de premier violon à une jeune fille d’à peine 21 ans.
Sarah Nemțanu devenait ainsi le plus jeune soliste de l’histoire de l’Orchestre National de France, poste qu’elle occupe encore de nos jours.
100 % française dans ses papiers d’identité, Sarah porte néanmoins un nom roumain – Nemțanu – et a un cœur qui bat à la roumaine surtout quand elle visite le pays de ses origines.
“La première fois que je suis venue en Roumanie et que j’ai entendu les gens parlant roumain, j’ai eu l’impression que tous étaient mes cousins (elle rit). C’était comme si toute ma famille se trouvait sur place. Je me sentais chez moi.”
Son histoire n’est pas seulement celle d’une musicienne accomplie qui a conquis les plus grandes scènes du monde, mais le témoignage d’une Europe universelle, où des millions de familles se détachent de leur pays d’origine et s’enracinent dans des lieux nouveaux et inconnus qui les adoptent et leur donnent des ailes.
Vladimir Nemțanu, né à Bucarest dans une famille juive, était chef d’orchestre de la Philharmonie George Enescu, et sa femme venait de finir ses études dans la classe de chant au Conservatoire, quand ils ont décidé à quitter la Roumanie communiste, alors sous la dictature de Nicolae Ceausescu.
Ils ont profité de la clause de la nation la plus favorisée, par laquelle Ceaușescu permettait aux Juifs roumains d’émigrer vers les Etats Unis ou Israël, où ils sont partis, à leur tour, en Israël, en 1979.
“C’est le côté latin qui lie la Roumanie à la France, nos atomes crochus.”
Après quelques mois passés là-bas, les deux jeunes roumains ont eu la chance de décrocher, en France, pour lui, le poste de premier violon de l’Orchestre National de Bordeaux, et pour elle, une place à l’Opéra de Bordeaux.
“Quand ils sont arrivés en France, ils ont commencé une nouvelle vie. Ils n’avaient rien, ils sont restés à l’hôtel pendant quelques semaines avant de louer un appartement. C’était vraiment une reprise à zéro.
Il y avait déjà des Roumains dans l’orchestre de Bordeaux, il y avait un lien culturel entre la Roumanie et la France. Et dans les années 1970, de nombreux nouveaux orchestres sont apparus en France, des orchestres régionaux. Il n’y avait pas beaucoup de musiciens français, alors il y avait beaucoup de musiciens roumains.
Et aujourd’hui encore, il existe d’impressionnantes communautés de musiciens roumains dans les orchestres européens. Mais surtout en France, parce qu’il y a cette amitié culturelle, il y avait tellement d’artistes roumains extraordinaires qui ont créé en France, comme Ionesco, Enescu, Brâncuși.”
“C’est le côté latin qui relie la Roumanie à la France, nos atomes crochus.”
Une année et demi après leur déménagement à Bordeaux, la famille Nemțanu s’agrandit avec la naissance de Sarah.
“Je suis la plus grande de ma fratrie et j’ai appris pour la première fois le roumain en famille. Puis, une fois commencée l’école, le français est devenu la première langue.
Mais je dirais que jusqu’à mes 12 ans à la maison on parlait roumain. Surtout quand mes grands-parents venaient en visite, presque un mois par an. Alors, on ne parlait que roumain. D’ailleurs, l’entourage de mes parents était formé exclusivement de Roumains.”
Malgré son jeune âge, Sarah se rappelle très bien de sa première visite en Roumanie.
“Je suis allée avec ma mère et ma sœur en Roumanie quand j’avais 6 ans, j’ai des souvenirs de cette époque, mais ils ne sont pas très agréables. C’était vers 1987, ma mère avait déjà un passeport français, mais sur le chemin du retour, à l’aéroport, elle avait peur qu’on ne la laisse pas rentrer en France.
Et ce souvenir est celui de ma mère pleurant, paniquée. Elle a été prise à partie : pourquoi êtes-vous mariée à un juif, pourquoi restez-vous en France et pas ici ? Je me souviens de toutes les questions, c’était assez violent pour moi.
Puis je me souviens que c’était l’hiver, le froid, et qu’il y avait beaucoup de neige. Le seul bon souvenir est la promenade en luge avec mon grand-père jusqu’à Bucarest. C’était vraiment super!”
Elle prononce parfaitement en roumain le mot “săniuță”— luge. D’ailleurs, même si au début de l’interview elle nous a prévenu qu’elle parlerait français, car elle ne maîtrise pas parfaitement la langue roumaine, Sarah répond plusieurs fois dans la langue de ses parents, apprise lorsqu’elle était petite.
Pendant son enfance, les informations sur la Roumanie étaient vagues, surtout pour un enfant, c’était difficile de comprendre pourquoi ses parents avaient été obligés de quitter leur pays.
“J’ai également ce souvenir, j’étais dans la voiture quand Ceausescu a été exécuté. Ma mère s’est arrêtée, a mis la radio plus fort et est restée immobile. Je savais qu’ils avaient fui la Roumanie parce qu’ils n’y étaient pas bien, mais je ne comprenais pas pourquoi.
En revanche, j’étais très consciente qu’ils étaient heureux en France, avec une double culture, qu’ils nous ont ensuite transmise à nous, leurs enfants.”
Sarah et Deborah, sa sœur, ont hérité la passion de leur père pour le violon, tandis que leur frère est devenu avocat.
Alors que Sarah rejoint l’Orchestre national de France, Deborah Nemțanu devient premier violon de l’Orchestre de chambre de Paris.
“J’ai imploré mon père afin qu’il m’apprenne à jouer du violon. Il était très passionné, il étudiait beaucoup et nous, lorsqu’on l’entendait jouer, on courait vite à ses côtés. Pour moi, le violon est comme une voix. J’essaie de transmettre quelque chose par la musique, par un langage universel, sans avoir de mots précis. Et chacun comprend ce qu’il veut. Je n’ai aucun souvenir de moi rêvant de faire quelque chose d’autre.”
“La plus belle chose que mon père nous a transmise, c’est d’être indépendantes, autocritiques, de savoir par nous-même si ce que l’on fait est bien ou mal, de s’écouter, et non de se faire dire par quelqu’un si ça sonne faux.”
Dès ses 16 ans, Sarah déménage seule à Paris, où elle suit les cours du Conservatoire. Récemment, elle vient d’être nommée professeur à la chaire de violon de la prestigieuse institution musicale. Elle aime enseigner et soutient qu’elle a hérité ce don et cette joie de son père.
Elle a également enseigné le violon à l’actrice Mélanie Laurent dans le célèbre film Le Concert, réalisé par le Roumain Radu Mihăileanu.
Sarah Nemțanu a joué la musique du film – le Concerto pour violon et orchestre de Tchaïkovski – et a connu un énorme succès avec le film. Le Monde titrait à l’époque : “Sarah Nemtanu, la vraie violoniste du Concerto”.
” Radu est très exigeant, il sait exactement ce qu’il souhaite et ce que j’ai aimé le plus a été la scène finale du film sur le rythme chronométré du Concerto de Tchaïkovski. Il a mis au premier plan la musique et a construit le scénario en fonction de la musicalité de l’œuvre. C’était, pour moi, inédit. D’habitude, dans les films, la musique arrive à la fin, une fois le film réalisé “.
Comme chef d’orchestre, elle travaille directement avec le Roumain Cristian Măcelaru, le directeur musical de l’Orchestre National de France. Celui-ci la considère comme une des meilleurs violonistes du monde, qui pourrait passer à tout moment à une carrière solo.
Mais Sarah aime le travail d’orchestre et se voit mal faire autre chose.
“Je savais que je voulais devenir violoniste d’orchestre. Dans mon esprit, je ne me voyais pas jouer seule. Mon père était premier violon. Après l’école, j’aimais aller aux répétitions quand l’orchestre était en ville.
Ma philosophie de la vie en général est que nous formons une chaîne dont chacun est un maillon, nous sommes très différents, mais ce n’est qu’ensemble que nous pouvons former cette chaîne.
Lorsque nous accepterons que chacun a sa propre personnalité, alors tout ira bien. La priorité est le bien commun, le bien de l’orchestre.
Et comme j’aime l’orchestre, j’aime le répertoire orchestral, cela se voit et mes collègues le ressentent.
Je suis aussi chef d’orchestre, mais je suis aussi du côté de l’orchestre, je suis un carrefour qui crée des liens et c’est en grande partie grâce à l’éducation que j’ai reçue.”
Je l’interroge sur le nombre des musiciens roumains dans l’Orchestre Nationale de la France et elle me répond aisément :
” – Oana, Teodor, Eduard, donc 1, 2, 3, 4.
Avec un chef roumain à sa tête et un violon solo d’origine roumaine, l’Orchestre national de France s’est attelé à un important projet dédié au grand compositeur roumain George Enescu.
L’ensemble de l’œuvre d’Enescu sera enregistré au cours des dix prochaines années par le prestigieux label Deutsche Grammophon.
“Je pense que George Enescu a écrit pour ne jamais oublier ses souvenirs et il l’a fait dans les moindres détails quand il s’agit de folklore.”
“Il y a aussi, évidemment, l’écriture classique, la musique savante. Mais dans sa musique, il réussit toujours à intégrer un voile transparent de folklore.
La Roumanie s’efforce aujourd’hui d’être un pays européen à tous égards et je pense que les artistes sont les premiers à le faire, les artistes sont des précurseurs qui créent des liens forts entre les pays. Je pense qu’Enescu a fait cela parfaitement.
Il y a beaucoup de liberté dans sa musique, mais dans un cadre très personnel. C’est ce qui est vraiment spécial chez Enescu. Et c’est ainsi que je vois la liberté. Nous sommes libres sur Terre, mais nous sommes en même temps limités sur cette planète.”
L’année dernière, Sarah Nemțanu a ouvert le Festival international George Enescu de Bucarest avec l’Orchestre philharmonique George Enescu, où son père jouait il y a 44 ans.
Et depuis cette année, Cristian Măcelaru a pris la relève en tant que directeur artistique. Tous deux souhaitent que l’événement soit réorganisé et qu’une plus grande attention soit accordée aux jeunes musiciens roumains
“Le Festival Enescu est vraiment impressionnant. Ce que je trouve dommage est qu’il n’y ait pas d’autre festival similaire en Roumanie.”
“Tout l’argent va à un seul endroit. Je ne voudrais pas voir un événement tous les deux ans et puis plus rien. Et en parlant de la jeunesse, s’il y avait plus d’investissements dans le système, on pourrait voir plus de professeurs de toute l’Europe venir enseigner en Roumanie.
Bien sûr, il y a aussi le concours Enescu, mais là, l’enjeu est un prix. Pour le reste de l’année, qui aide les jeunes Roumains, qui leur enseigne ?
Au festival Enescu, j’ai rencontré des jeunes, des bénévoles et des membres du personnel d’organisation extraordinaires. Les jeunes veulent apprendre, ils sont fascinés par le système éducatif européen.
Malheureusement, il y en a beaucoup qui partent. Les meilleurs quittent la Roumanie.
C’est là que je pense que le Festival Enescu avec Cristian Măcelaru comme directeur artistique apportera quelques changements.
C’est un immense espoir. C’est quelque chose que je ressens.”
Sarah vit dans l’un des quartiers les plus bohèmes de Paris – Montmartre. Elle se promène tous les jours, en rentrant chez elle, dans les rues vallonnées où ont vécu les grands artistes européens – Monet, Manet, Renoir, Picasso et Van Gogh – et elle se sent parfaitement à l’aise dans l’atmosphère animée de ce lieu très touristique, à deux pas de la cathédrale du Sacré-Cœur.
Elle est mère de deux enfants, épouse et artiste, et profite de la vie dans tout ce qu’elle fait. Elle aime cuisiner, aller courir avec son mari et voyager. Elle a un style de vie typiquement parisien, mais aime également chaque visite en Roumanie, qu’elle considère comme une partie fondamentale de son identité.
“Cela fait maintenant six ans que je vais en Roumanie presque chaque année et, à chaque fois, je me suis sentie tout simplement chez moi. C’est quelque chose que tu ne peux pas expliquer, tu le ressens juste.
Je me sens chez moi. J’y ai aussi emmené mon fils Georges.
La Roumanie est un carrefour de l’Europe, un pays unique en ce qu’il est latin à l’Est, ce qui lui donne une identité particulière et en même temps c’est un pays d’adaptabilité.
C’est pourquoi je pense que de nombreux artistes roumains quittent le pays et sont très développés culturellement.
Et si on parle de particularités dans la musique, je pense que le style roumain a une élégance particulière, quelque chose que mon père a absorbé et transmis.”
Sarah Nemțanu est issue d’une famille roumaine qui a émigré en France, tout comme des milliers d’enfants naissent aujourd’hui dans des familles roumaines de la diaspora et se construisent des parcours complètement différents de ce que leur vie aurait été si leurs parents étaient restés en Roumanie.
L’art, la musique en l’occurrence, a contribué de manière fondamentale à la préservation d’une identité culturelle que les Roumains ont portée avec eux dans leur pays d’adoption.
Dans un monde où des histoires malheureuses se répètent et où des millions de familles sont contraintes de fuir la guerre ou des régimes dictatoriaux, Sarah croit en la bonté de chacun d’entre nous et au pouvoir d’apporter un peu de lumière autour de nous, que ce soit par l’art ou par des gestes simples et quotidiens.
“Je suis convaincue que lorsque tu fais du bien et tu es positif, ça a un effet autour de toi.”
“Par exemple, j’ai des amis qui se plaignent tout le temps des chauffeurs de taxi parisiens, qu’ils sont méchants, qu’ils ne sont pas bons. Je prends souvent le taxi après les concerts et je ne rencontre que des chauffeurs de taxi formidables, super sympas.
J’ai même eu une fois un chauffeur de taxi qui est venu me voir à un concert. Il avait 50 ans et écoutait de la musique classique à la radio, il venait de se réinscrire dans une école de musique pour apprendre un instrument. Je l’ai invité au concert, il est venu, m’a attendu à la fin et a pleuré.
Pour moi, c’est ça la vraie vie. Si tu fais du bien autour de toi, si tu es positif et que tu ne te laisses pas influencer par tout ce qui est négatif dans le monde, alors les choses vont aller de mieux en mieux.”
***L’article fait partie de la série “La Semaine de la France”, un projet Cultura la dubă soutenu par BNP Paribas.
La traduction en langue française, offerte par l’Institut Culturel Roumain de Paris, a été réalisée par Iulia Badea-Guéritée avec l’aide de François Deweer.